Sa librairie, sise à Verviers, porte un nom prédestiné : "La Traversée". Ce que nous vivons aujourd’hui, c’est effectivement une grande traversée qui ramène chacun à un cheminement intérieur. Etre face à une crise, c’est à la fois être en action et prendre du recul, pour porter un regard plus large. C’est à cet exercice que nous avons convié Bernard Quickels, et c’est la chambre confinée, opus numéro 10.
-Bernard Quickels, votre librairie, désertée de ses clients, a-t-elle encore la même âme actuellement ?
J’y vais régulièrement pour relever le courrier et je peux vous dire qu’elle est… froide et triste. A chaque fois que j’y entre, le silence me prend à la gorge. Une librairie sans clients et sans libraires n’a plus d’âme.
-Comment se sont passées les quelques heures qui précédaient le début du confinement ?
Le plus dur a été le mardi, donc la veille du confinement. La tension était énorme. Je voyais des magasins fermer dans la rue et j’étais tiraillé moi-même entre l’envie de continuer et l’obligation “morale” de fermer même avant la décision du gouvernement. Je sentais que le danger montait, celui de continuer à ouvrir le magasin, donc à permettre à des gens (les clients, mes collègues…) de se frôler, se toucher. J’ai moi-même deux enfants et j’étais de plus en plus sensible au danger que moi-même je représentais pour eux en rentrant tous les soirs. A plusieurs moments de la journée, j’ai voulu fermer le magasin d’un coup.
Puis le mardi soir la décision est tombée, et ce fut une sorte de soulagement.
Nour avons eu encore beaucoup de monde le mercredi jusque midi, comme d’ailleurs les jours qui ont précédé (depuis le vendredi précédent). Vraiment beaucoup de monde. Les gens venaient faire leurs réserves.
-Comment s’organisent vos journées ?
Les journées s’organisent autour des jeux avec les enfants, le nettoyage et le rangement en profondeur de la maison, les démarches administratives, la lecture, les contacts avec la famille par appels vidéo, les courses pour les repas. Nous avons la chance de vivre à la campagne, nous avons un grand jardin, je peux donc jouer au foot avec mon fils dont c’est le sport et notre petite fille peut faire du vélo à l’aise. Nous nous permettons une petite promenade dans le village de temps en temps. Ca fait du bien de croiser des gens, même de loin.
-Vous êtes quelqu’un de très créatif : vous profitez de cette période pour imaginer de nouveaux projets ?
Oui, je suis déjà entré en contact avec deux auteurs pour les inviter à venir faire une dédicace de leur livre après le confinement et ils ont dit oui tous les deux. J’espère pouvoir révéler leurs noms bientôt… Je réfléchis également à un agrandissement du magasin, mais là c’est un peu tôt pour vous en dire plus.
-Que lisez- vous actuellement ?
Ca s’appelle “Paris démasqué” (c’est le livre que je tiens en main sur la photo). C’est un livre qui mêle deux sujets qui m’intéressent fort : d’une part Paris, d’autre part les légendes en tous genres (légendes liées à des affaires criminelles, à la sociologie parisienne, à l’architecture, à l’art…).
-Et que conseillez-vous à la lecture ?
Je peux vous conseiller trois coups de cœur de ce début d’année : d’abord “Les services compétents” de Iegor Gran, satire de la bureaucratie soviétique et hommage à son père qui était un dissident russe. Ensuite “Le pays des autres”, le nouveau roman de Leïla Slimani, formidable roman sur l’histoire de sa famille, qui part du mariage de ses grands-parents maternels : lui Marocain, elle Française, leur coup de foudre et leur exil au Maroc où la vie se révèle nettement plus difficile qu’espéré. Un coup de maître qui est le 1er tome d’une trilogie. Enfin, la BD “La Bombe”, chef d’œuvre de 470 pages, écrite par le Belge Didier Swysen (alias Alcante), qui raconte l’histoire de la bombe atomique. Un monument.
- J’imagine que vous restez en contact avec vos clients ?
Grâce à mon équipe, nous alimentons quasi tous les jours la page Facebook de la librairie. J’ai demandé à mes collègues de m’envoyer régulièrement des critiques de livres, lus récemment ou non, pour les partager avec nos clients sur la page Facebook. A part cela, nous avons dû stopper tous nos services.
Depuis deux semaines, je collabore avec “Radio 4910”, une radio située à Theux. Le directeur de la radion, Eric Lamblotte, m’a demandé si je voulais bien faire une chronique “coup de cœur littéraire”. Je l’ai fait deux dimanches. Cela va probablement continuer. J’adore ça !
-Si je vous dis : “ invitation au voyage” ?
Je vous réponds intuitivement : “Salamanque”. C’est une ville que je rêve de visiter, depuis un reportage télévisé que j’ai vu il y a bien… 15 ans. Elle était présentée comme une ville remplie de bâtiments historiques (j’ai besoin de voir des “vieilles pierres” comme dirait mon épouse) mais aussi comme une ville très vivante du fait de la présence de nombreux étudiants.
-Vous écoutez de la musique ? Laquelle ?
Pour l’instant j’écoute beaucoup Souchon, particulièrement son dernier album. Je suis allé le voir fin janvier à Forest National. Ca semble être dans une autre vie. C’était un cadeau de mon épouse. Souchon a l’art de parler de choses très graves et profondes sous un air léger. Notamment la chanson “Ici et là”, sur son dernier album.
-Qu’est-ce que cette crise vous a appris ?
Elle m’apprend d’abord à… patienter. Depuis que j’ai créé La Traversée, j’ai pris très peu de congés. Je suis continuellement dans l’urgence, dans le chiffre, dans la rentabilité, dans la peur que tout s’arrête. Et avec cette crise… tout s’est arrêté.
Par ailleurs j’ai tendance généralement à me sentir responsable de tout ce qui arrive autour de moi, tant le bon que le mauvais. Eh bien là, un drame pour la librairie vient d’arriver, et je vois que je n’y suis pour rien. La nature s’en est occupée. Ca relativise toute mon approche de chef d’entreprise. On croit maîtriser les choses, le moindre détail est crucial, et puis PAF ! un virus arrive de Chine et provoque l’arrêt de tout. Les vraies valeurs, celles qui durent, ne sont donc pas dans l’argent, dans le chiffre, dans la performance, mais plutôt dans les relations humaines saines, dans le temps, dans la durée, dans la famille, dans la nature.
Bref, j’ai appris que je ne maîtrisais pas grand-chose, finalement. Et ça fait du bien. Ca a provoqué chez moi un certain apaisement.
-Comment voyez-vous le redémarrage de l’activité ?
Je pense que les clients seront au rendez-vous, je le sens à travers les commentaires que je reçois sur les réseaux sociaux, dans les messages que les gens nous envoient sur notre page Facebook. Je pense aussi que les gens comprennent bien l’importance des commerces de proximité, soucieux de la santé de tous, contrairement aux grandes plateformes de distribution en ligne qui en font peu de cas.
Il faudra que nos fournisseurs soient aussi au rendez-vous, car nous sommes finalement le dernier maillon d’une longue chaîne du livre. Les éditeurs sont d’ailleurs en train de revoir tout leur calendrier des sorties. Ca chamboule tout un programme, toute une année prévue depuis de longs mois.
-Y a-t-il un courant de solidarité entre commerçants verviétois ?
Il y a en tout cas de sérieux liens d’amitié qui sont nés et qui perdurent dans cette crise. A titre personnel, La Traversée se sent très proche du magasin bio en vrac “l’Orchestre à Pots”, du restaurant “Aux Alentours” et de “La Maison des Plantes”. Ces trois magasins sont d’ailleurs encore ouverts au moment où je réponds à vos questions. Je leur envoie toutes mes pensées. Je suis allé dans les deux premiers depuis le début du confinement, et j’ai des contacts avec Patricia Monville de “La Maison des Plantes”, que j’encourage de tout mon cœur.
-Les librairies sont des lieux à nul autre pareil… parlez-moi d’une librairie que vous appréciez dans une grande ville ?
Sans hésitation, je parlerai de la librairie Pax, à Liège. (Si mes collègues lisent ces lignes ils vont bien rigoler car en effet je parle souvent de Pax à La Traversée). J’y ai travaillé pendant 4 ans. C’est une expérience qui m’inspire tous les jours. Je considère que La Traversée est un peu la petite sœur de Pax, et lorsqu’un client me dit qu’il se sent chez nous “un peu comme chez Pax”, ma journée est réussie.
C’est une librairie où les livres sont choisis avec soin et avec goût, où le client a en face de lui de vrais libraires, où “l’objet” livre est considéré à sa juste valeur, où il y a un vrai combat autour de la défense du livre papier. Et puis architecturalement parlant, c’est un endroit formidable. On se perd dans le dédale de la librairie et ses nombreux recoins. Ne parlons pas du rayon Art, dont je rêve toutes les nuits… Bref, j’ai appris énormément chez Pax.
-Y a-t-il des lieux littéraires à Verviers ?
Ah oui, pour moi la promenade des Récollets est un endroit propice à de belles influences littéraires… Surtout si l’on prend en compte le Parc du Pendu qui n’est pas loin. J’y verrais bien un roman policier s’y tenir. Et je trouve que l’église Notre-Dame a un charme suranné qui colle bien aussi à cette ambiance.
-Trois auteur(e)s qui auraient ou devraient recevoir le Nobel de littérature ?
Je penserais d’abord à Laurent Gaudé. Il aborde des thèmes universels, avec un style d’écriture incomparable. Ensuite, je citerais David Grossman, auteur israëlien, auteur il y a dix ans d’un chef d’œuvre qui dénonce la guerre israëlo-palestinienne : «Une femme fuyant l’annonce».
Enfin, si elle continue comme ça, je pense que Leïla Slimani l’aura un jour. La trilogie qu’elle est en train d’écrire restera, j’en suis sûr, comme un chef d’œuvre de destinée familiale sur fond de drames internationaux.
Propos suscités par Urbain Ortmans et diffusés le 29 mars 2020.