"La chambre confinée" (25) : Philippe LABRO "en "réa", le temps et l'espace n'existent plus"

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Il y a trois ans, Philippe Labro, journaliste, écrivain, réalisateur, nous avait reçu à Paris, dans son bureau, pour enregistrer «l’Album» : entourés de livres et des portraits de ceux qu’il avait rencontrés tout au long de sa carrière, nous avions évoqué des figures comme Kennedy, Hemingway ou encore Johnny Halliday, dont il avait été parolier. Mille vies, celle du journaliste, celle du romancier, celle du grand patron de presse et celle de l’homme face à la maladie. Nous avions parlé de «La traversée», ce livre inspiré de son expérience de mort imminente liée à une pneumopathie foudroyante qui le conduisit à Cochin, en 1996, dix jours en réanimation sous respirateur puis de très longues semaines dans sa chambre d’hôpital. On aurait envie d’offrir «La traversée» à tous les soignants qui sont aujourd’hui sur le front du Covid-19. Philippe Labro publie en octobre prochain, chez Gallimard «J’irais nager dans plus de rivières». Il a accepté de se prêter à l’exercice de «La chambre confinée», témoignage venu de l’intérieur.

-Philippe Labro, il y a un peu plus de vingt ans, vous avez vécu une situation assez similaire à ce que vivent les personnes atteintes du Covid-19. Votre système respiratoire a été très gravement endommagé par une bactérie qu’il a fallu identifier. Vous avez relaté cela dans « La traversée». Vous étiez en soins intensifs, sous respirateur… Vous dites qu’être intubé, c’est à la fois la noyade et l’incendie…

C’est tout cela, en effet. C’est, surtout, la certitude que vous dépendez d’une machine et que si vous ne vous y habituez pas, si vous ne suivez pas les admonestations des infirmières (“il faut travailler avec la machine”), vous êtes fichu. Votre gorge, votre trachée, vos poumons sont envahis de liquide. Les admirables aides-soignantes essayent de stopper la noyade.

-Il arrive un moment où l’on se retrouve seul, face à la maladie et à la mort, sanglé à ce lit de souffrance (le pire des confinements) : comment s’organise la lutte ?

La lutte est totalement psychologique. Le coma artificiel n’empêche pas votre conscient et inconscient de fonctionner. Votre voix intérieure vous dit deux choses contradictoires : “Tu vas mourir, c’est ton heure, accepte-le” et l’autre “Tu vas te battre, tu vas niquer la mort.” C’est un dialogue intérieur entre volonté et résignation.

-Vous vous êtes rendu compte assez rapidement que votre vie tenait uniquement à l’appui des soignant(e)s : parlez-moi d’elles, d’eux…

Elles (et ils) sont admirables. Patients et précis, dévoués, compétents. Ce sont surtout les femmes que je vois et ressens autour de moi. Elles m’apparaissent comme des gardiennes de ma vie, des veilleuses, des mères de substitution. Elles suscitent un sentiment violent de reconnaissance et de gratitude.

-Sous sédatifs, en semi-coma, vous rappelez l’extrême importance que les soignants parlent au malade…

Il est, en effet, important que la parole passe, même si, en principe, dans le coma artificiel, tout ne passe pas. Mais le coma est interrompu de temps en temps, et alors, les paroles les plus simples, les plus basiques, les plus réconfortantes, ont un poids inimaginable. De même, la parole de l’être aimé. Mon épouse, en l’occurrence. Le seul son de sa voix m’insuffle de l’espoir.

-Quand les jours se succèdent aux soins intensifs, que devient le rapport au temps ?

Le temps -comme l’espace- en «réa», n’existe plus. Il est déformé, détruit, vous avez à peine la notion du jour et de la nuit, vous subissez des séquences d’impatience («combien de temps ça va-t-il durer ?») et de perte de la réalité temporelle.

-Vous utilisez l’expression “au-delà du cap Horn”… C’est là qu’on sent la proximité de la mort : comment appréhender cette proximité ?

Ce n’est pas la même proximité. Elle est en vous, elle accompagne les cauchemars et les hallucinations que les produits administrés vous provoquent. Cela ne s’appréhende pas -ce n’est pas le bon terme, pardon !- cela se vit. La mort vit en vous.

-Vous avez vécu, en soins intensifs, une expérience de mort imminente : je voudrais que vous m’en parliez…

J’ai eu, en effet, pendant un moment infiniment bref (le temps d’un rêve, c’est-à-dire non mesurable) une ascension vers un espace apaisant, lumineux, doux, habité par des sortes de formes blanches et diaphanes, comme de la ouate, un tissu léger et volatile. Une impression fabuleuse d’euphorie et de soulagement m’a traversé. Cela n’a duré que quelques millisecondes.

-“Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille…” : la douleur, on l’apprivoise, on la tient à distance, on s’y contraint ?

On s’habitue à la douleur. En vérité, l’homme s’habitue à tout, s’adapte à tout.

-Quand le corps est inerte et écrasé par la lutte contre la maladie, l’esprit trouve encore la force de voyager : c’est la faille et sa forêt de sapins ?

Bien entendu, l’imagination explose, les images et les souvenirs s’éparpillent, des allers et retours vers des lieux ou des moments de ma jeunesse, en particulier dans les forêts du Colorado. La fraicheur, la beauté, le bleu des conifères revenaient dans ma mémoire éclatés sans doute par un besoin inouï de chlorophylle, d’oxygène, de pureté de la Nature.

-Comment s’est effectué le retour à la vie et aux vivants ? Qu’est-ce qui vous a changé depuis lors ?

Le retour a été un constant miracle. Tout m’est paru beau et nouveau. L’amour des miens, un coin de ciel par la fenêtre de la chambre d’hôpital où j’ai vécu 5 semaines de convalescence et récupération. Tout était clair et limpide. Je voyais ce que je devais dire, faire, envisager, la vie ne m’était jamais paru aussi belle. Cela m’a changé en ce sens que j’ai mieux appris ce qui est grave et ce qui ne l’est pas. La relativité et la réflexion se sont singulièrement approfondies.

-Pour revenir à la pandémie actuelle, comment l’analyste politique juge-t-il les réactions des différents états ?

Chaque état gère à sa manière. La culture, l’expérience, les décisions, tout dépend de la nature réelle d’un pays et de la capacité de décision des gens. Je ne juge pas. Je m’en garderai bien. Je tente seulement de comprendre.

-Quel auteur lire en cette période de confinement ?

Ceux que vous avez déjà aimés. La re-lecture est une joie, car on redécouvre ce qui vous a formé, influencé, marqué. Je relis, en vrac, de la poésie (Apollinaire, Aragon, Baudelaire, François Villon) et mes favoris, de Fitzgerald à Flaubert en passant par une biographie de De Gaulle et les mémoires de Churchill.

-Et vous, comme ceci, comment se passe votre confinement ?

Je viens de vous le dire : lectures, prise de notes, travaux manuels, exercices physiques fréquents, nombreux appels téléphoniques avec amis, confrères et consœurs, et surtout, ma famille, enfants et petits-enfants, dont la présence me manque cruellement.

-Une citation pour cette époque secouée ?

Pascal : « Il existe un bon usage des maladies. »

-Beaucoup disent “rien ne sera plus comme avant !» : qu’en pensez-vous ?

Rien n’est jamais comme avant. C’est une banalité de dire ça, un cliché. Tout évolue, tout le temps, c’est la loi de la Vie.

 

Propos suscités par Urbain Ortmans et diffusés le 21 avril 2020.

A revoir : https://www.vedia.be/www/video/culture/litterature/-quot-l-album-quot-philippe-labro-ecrivain-et-journaliste_92986_138.html

 

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