En fonction depuis quelques mois, Bernard Lange n’aurait pas imaginé que sa première année comme Directeur du conservatoire de Verviers se passerait de telle manière. Aujourd’hui, le conservatoire est vide, les couloirs ne résonnent plus que des pas des très rares visiteurs et l’année scolaire est perturbée... Cela ne l’empêche pas de regarder vers l’avenir... Voici sa vue du confinement...
-L’épidémie et le confinement, un coup dur pour le Conservatoire de Verviers ?
Ce qui a été le plus difficile à vivre au Conservatoire, ce sont d’abord les deux dernières semaines d’avant confinement. Cet entre-deux rempli d’inquiétudes grandissantes et de questions sans cesse plus nombreuses était devenu invivable et ingérable ,même si les élèves, les parents et les membres du personnel ont vécu ces instants avec philosophie et sans céder à la psychose. Les services de la ville de Verviers et particulièrement celui chargé de la planification d’urgence ont effectué un travail remarquable durant cette période. Mais en tant que directeur, j’ai accueilli ce confinement avec un certain soulagement. Le samedi 14 mars, l’arrivée rue Chapuis dans un conservatoire vidé de son activité bouillonnante a été un moment particulièrement émouvant pour moi d’autant que nous sentions déjà à ce moment-là que l’activité pédagogique ne reprendrait pas de sitôt.
-Comment vous êtes-vous organisé pour cette période ?
Administrativement, je télétravaille en relation avec ma collègue directrice adjointe et la secrétaire du conservatoire. Compte tenu de mon manque d’expérience dans cette nouvelle fonction de directeur, nous nous étions déjà organisés en équipe pour travailler sur la prochaine rentrée scolaire 2020-2021. Nous n’allons donc pas manquer de travail durant ce confinement. La rentrée du 1er septembre semble jusqu’à présent notre seule certitude quant au calendrier scolaire. Difficile de se prononcer sur la progression de cette pandémie durant les prochaines semaines. Difficile donc d’organiser une rentrée d’après-confinement.
-Comment allez-vous organiser la fin de l’année scolaire ?
A l’heure actuelle, impossible à dire. Pour le Conservatoire comme pour nombre d’écoles artistiques, cette période du début du printemps jusqu’au 30 juin est une période intense d’évaluations, d’auditions, de spectacles, de journées portes ouvertes, de concerts, etc. L’organisation de tous ces événements est évidemment plus que remise en question. Mais comme je l’ai déjà annoncé à l’ensemble des professeurs du Conservatoire, si nous avons la chance de reprendre nos activités avant le 30 juin, je tiens à ce que cette reprise se déroule dans un état d’esprit en dehors de toute course au temps « perdu » avec un planning qui déborderait de toutes parts. Nous traversons tous une période d’intranquillité qui va laisser des traces. Il s’agira d’abord de fêter nos retrouvailles et de reprendre des habitudes qui, de mon humble avis, s’en trouveront modifiées au quotidien.
-Comment vivez-vous vos journées en confinement ?
Jusqu’à présent, dans un rythme qui ressemble de près à celui de congés scolaires en famille. Au grand regret de mon épouse, j’ai toujours consacré une partie de mes congés… à travailler, même lorsque j’étais encore professeur à 100 %. C’est un défaut que j’ai décidé de soigner depuis l’entrée dans mes nouvelles fonctions. J’étais en net progrès jusqu’à ce que le confinement frappe à la porte. Blague à part, l’habitude de vivre des congés scolaires communs nous a permis de passer de magnifiques moments actifs avec nos enfants encore inscrits actuellement dans le fondamental. Nous avons toujours mesuré notre chance dans ce domaine. Ce confinement ne change pas grand-chose à ces habitudes familiales si ce n’est peut-être la mise en place d’un petit horaire quotidien. Défaut d’enseignants sans doute… Nous prenons aussi des nouvelles du reste de la famille tous les jours. L’absence de contact physique entre toutes les générations commence déjà à peser. Jusqu’à présent, nous avons tous eu nos moments de blues à tour de rôle. J’aimerais aussi - enfin - m’exercer à la photo de studio, discipline que j’ai toujours délaissée au profit de la photo en extérieur. Tout le matériel m’attend sagement dans les boîtes.
-Y a-t-il encore des gens qui travaillent aujourd’hui physiquement au conservatoire ?
Actuellement, seules les dames chargées du nettoyage des bâtiments y travaillent par équipe de deux. Quelques jeunes collègues encore aux études ou privés de piano dans leur lieu de confinement (ou par respect pour la tranquillité de leur voisinage direct) passent par les instruments du conservatoire pour s’exercer et répéter leurs programmes. Notre « André le Nôtre » à nous (notre professeur de jazz) profite également de ces quelques jours de beau temps pour faire revivre notre petit jardin collectif. Mais au-delà de ces quelques visiteurs, le Conservatoire est désespérément vide.
-Personnellement, avez-vu pressenti la gravité de l’épidémie assez tôt ?
Très honnêtement non. Les premières images difficiles venues d’Italie ont servi d’électrochoc pour moi. L’article du Docteur Philippe Devos « Armageddon ou foutaise » m’a également fait trembler sur mes certitudes. La semaine qui a précédé la décision du confinement, j’ai très mal dormi. La dernière fiesta du vendredi 13, sincèrement, je n’ai pas compris. Personnellement, j’étais déjà en mode « peur ».
-La culture et sa transmission peuvent-elles se réinventer dans pareille période ?
Je suis personnellement très attaché à une transmission de la culture en dehors des écrans, du virtuel, de la distance. J’aime le spectacle vivant. J’aime les vibrations d’une salle de concert. Contempler de magnifiques clichés sur Instagram ne remplacera jamais la vision d’une photo développée et exposée dans un lieu dédié à cet effet. Je ne vis donc pas la plus belle période de mon existence. En revanche, j’ai le sentiment que cette période oblige chaque personne qui a la chance de pouvoir vivre « connectée » à appréhender les médias différemment. Je pense qu’un cours d’éducation aux médias devrait exister dans un cursus scolaire depuis bien longtemps. Ce confinement est peut-être le moment rêvé pour aller voir plus loin que les réseaux sociaux, et notamment en matière culturelle. Les chaines de télévision reprogramment des contenus pédagogiques. Les musées dévoilent leurs atouts autrement. Les orchestres offrent la gratuité de leurs captations. Des artistes organisent des concerts, des lectures, des prestations « live » au quotidien. J’espère que cela va conduire de nouveaux publics à s’intéresser à d’autres formes de culture et à les guider vers les expositions, concerts et spectacles à la sortie du confinement. Car le secteur culturel va avoir besoin de soutien dans les prochains mois et les prochaines années, c’est une certitude.
-Le confinement peut-il être une opportunité de création pour les artistes ?
Louis Chedid disait ce mardi matin sur les ondes que pour lui cette période de confinement lui rappelait ses phases de création, ses longues journées passées en solitaire à composer, à écrire. Au-delà de l’isolement, la forme d’inquiétude qui nous traverse tous aujourd’hui va immanquablement inspirer nombre d’artistes dans leurs différentes démarches de création. L’artiste joue en permanence avec une corde sensible qui le traverse de part en part.
-Vous gardez contact avec vos étudiants et vos professeurs ?
Je sais que plusieurs professeurs du Conservatoire se sont organisés pour garder le contact avec leurs élèves. J’ai incité l’ensemble de l’équipe pédagogique à le faire non pas dans le but de distribuer du travail mais d’abord et avant tout pour conserver le lien. En 2020, avec les moyens de communication mis à notre disposition, c’est presqu’une faute professionnelle que de ne pas le faire. Certains vont plus loin et organisent même des cours d’instrument via les applications WhatsApp, Zoom, Skype et j’en passe. De nombreuses vidéos s’échangent entre élèves et professeurs. C’est enthousiasmant. C’est en cette période de confinement que beaucoup de parents vont aussi mesurer la chance qu’ont leurs enfants de pratiquer une discipline artistique. Quant aux collègues professeurs, ils savent qu’ils peuvent nous contacter à tout moment. Au bout de cette première quinzaine de confinement et en fonction des décisions qui seront prises quant à sa prolongation, je compte amorcer avec les collègues qui le souhaiteront quelques pistes de réflexion autour de notre enseignement artistique pour les dix prochaines années. Dans un mail envoyé à l’ensemble de l’équipe pédagogique le 10 mars dernier, j’ai fait référence au verbe « coopérer » qui allait traverser nos futures actions au sein de l’établissement. Je pense que l’heure est venue de s’y mettre.
-On voit beaucoup de vidéos d’artistes qui font de la musique ou du chant sur les réseaux sociaux... allez-vous prendre des initiatives de ce type ?
Ce n’est pas à l’ordre du jour mais le conservatoire s’associera à toute initiative de ce type et nous soutiendrons tous les collègues qui se manifesteront dans ce sens. Des écoles de l’enseignement secondaire artistique à horaire réduit font déjà preuve d’initiatives qui donnent du sens - souvent collectif - à ce confinement. Un exemple me vient immédiatement à l’esprit, celui de le l’académie d’Ixelles (https://lescreationsdelacadixelles.wordpress.com/) qui a mis en ligne un site dédié à la création de ses élèves avec des défis amusants ou plus sérieux et des rubriques qui vont s’étoffer petit à petit. Je trouve cette démarche magnifique. Elle traduit un enthousiasme à toute épreuve qui me plaît.
-Sur les balcons aussi ?
En tout Italien, il y a un musicien qui sommeille. Ces Italiens appelés à jouer à leur balcon, incités à reprendre en chœur des hymnes diffusés par la radio, ce sont des événements que seule cette nation peut produire avec autant de charisme et de panache. Mais ce pays, comme l’Espagne d’ailleurs, vit les heures les plus sombres de cette épidémie. Le confinement total et la peur qui envahit un pays tout entier les conduisent peut-être davantage à s’exprimer. Mais d’autres formes d’expression moins «latines» sont tout aussi parlantes. La vidéo réalisée par les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam jouant l’Ode à la joie de la 9ème de Beethoven en étant tous confinés individuellement est sublime. Elle leur permet également de soutenir financièrement un service de prise en charge des seniors particulièrement touchés par le Covid-19. Ces vidéos vont pleuvoir sur les réseaux dans les prochains jours.
-Cette épidémie, quand elle sera finie, que changera-t-elle dans votre vision du monde ?
Elle ne changera rien de ce que je pense depuis un long moment sur le devenir de cette planète en surchauffe et de ce que nous mettons en place humblement dans notre quotidien familial depuis de nombreuses années maintenant. Nous cuisinons et mangeons local. Nous privilégions les circuits-courts. Nous investissons du temps dans les démarches citoyennes et coopératives. Nous ne sortons quasiment plus de poubelle car nos déchets ont été réduits à leur plus simple expression. Nous utilisons au maximum la marche, le vélo, les transports en commun et rentabilisons au mieux nos déplacements avec notre unique voiture du ménage car nous avons fait le choix d’habiter une petite maison semi-urbaine pour éviter l’ultra dépendance à la voiture. Nous avons également changé nos modes de consommation en n’achetant plus que ce qui est nécessaire et en laissant de côté au maximum le gadget, l’effet de mode, l’objet que tout le monde doit avoir. Et personne n’en souffre dans la famille, bien au contraire. Mais ce que la gestion de cette pandémie met le plus en lumière c’est l’urgence pour la société dans son ensemble de repenser un Etat Providence digne de ce nom. Le choc de l’après Covid-19 va être très violent car il touche la totalité de la planète. Et l’inutilité criante de l’«Union» européenne dans la gestion de cette crise sanitaire fait peur devant les défis qui attendent individuellement les états de l’Union. Cette crise va donner du grain à moudre aux anti-européens qui n’en demandaient pas tant, hélas.
-Quel musicien, quel compositeur est le plus en phase avec ce que nous traversons ?
«En phase», je ne sais pas… Le pianiste américain Keith Jarrett, qui vit aujourd’hui comme un ermite dans une ferme au fin fond du New Jersey, est un artiste qui s’est toujours mis en danger pour son public et qui a cultivé une forme de confinement artistique durant toute sa carrière. Il a toujours exigé un silence absolu durant ses concerts avec quelques frasques à la clé d’ailleurs. La musique de cet artiste atypique - que je considère personnellement comme un génie - m’a souvent permis de m’élever l’espace d’un instant, de prendre l’air sans sortir, de m’évader sans avaler des substances illicites et parfois de pleurer quand c’était nécessaire. Pour rentrer dans l’univers de Keith Jarrett, je ne peux que conseiller l’écoute de l’album « The Melody At Night, With You » paru en 1999 chez ECM. Une merveille de pureté et d’introspection.
Propos suscités par Urbain Ortmans et diffusés le 25 mars 2020